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10/02/18
Cancer, les lésions dangereuses - L'Echo 10/02/2018

A croire que tout sera comme avant, on fait fausse route. C’est la ligne droite vers le crash. L’individu et l’entreprise ont tout à gagner à préparer en amont le retour au travail. D’autant que les cancers vont toucher un homme sur trois et une femme sur quatre.

(Lire l'article complet sur le site de L'Echo)

Froid piquant. Quartier résidentiel du Brabant wallon. À l’instant où l’on pose le pied dans le salon de Marie Mathieu, on entre dans une bulle. Transparente et irisée. L’intérieur est baigné de lumière, le mobilier distille ses couleurs acidulées. Quelque chose dit ici le souci de célébrer la vie. Elle y a emménagé avec sa famille il y a quelques mois. "En fait, j’ai acheté des fenêtres", sourit-elle. En 2008, on lui détecte un cancer fulgurant. La prise en charge médicale est extrêmement efficace. Un psychologue lui est commis d’office. Marie Mathieu en réchappe.

"40% des cancers surviennent pendant la carrière professionnelle."
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Françoise Meunier
Oncologue

En trois mois, elle subit trois opérations, une radiothérapie et une chimiothérapie. Après la dernière opération, mi-novembre, le chirurgien – qui est le référent – part du principe que "la meilleure guérison c’est le retour à la vie normale" et fixe son retour au travail en janvier. Elle a beau être une workaholic, elle ne voit pas comment c’est possible. Son médecin traitant non plus, qui lui ajoute un mois d’arrêt. Quand elle y retourne, elle retrouve son poste avec la volonté de reprendre sa vie d’avant. Le relationnel est délicat. "Mes collègues ne savaient pas comment me regarder, comment m’aborder. Sur neuf, une seule fille arrivait à me regarder dans le blanc des yeux." Elle-même, elle le concède, n’était pas toujours adéquate. "J’avais plein de questions: dois-je dire que j’ai eu un cancer? Comment le dire? Je n’étais pas préparée à ça." Côté boulot, "la charge de travail qu’on m’a rendue correspondait à celle que j’avais avant. Et c’est ce que je voulais. Je me suis jetée dans le travail. Je voulais, tout comme mon employeur, refermer au plus vite la parenthèse cancer et revenir à la vie d’avant. On avait tout faux, c’était une erreur des deux côtés."

À avoir vu la mort de très, très près, Marie Mathieu a pris beaucoup de recul sur les choses. Elle n’est plus aussi corporate minded, ni dévouée à son job à 200%. Quand on lui demandait la lune à 21h pour une réunion le lendemain matin, dorénavant, elle disait non. "Il y a eu un début de mismatch. Mon boss a senti ça. En plus, il a engagé un nouveau poulain. J’ai compris que ce n’était plus moi. Puis il a distribué des stock-options à tout le monde sauf à moi. Moi, j’ai reçu un bonus…"

Serrer les dents

Les survivants – c’est ainsi qu’on appelle les personnes guéries du cancer – sont rarement prévenus, mais les traitements amputent sévèrement leur énergie, et elle ne revient pas d’un coup. Quand Marie Mathieu verbalise à son boss qu’elle est à la limite de ses capacités, il lui demande de tenir le coup jusqu’à ce que le poulain soit prêt. "Je me sentais sur une corde raide, je n’arrivais plus à prioritiser. Je n’ai pas tenu." Quand, dans un message sur son téléphone – elle sortait de réunion –, elle entend dans la voix de son mari "genou – urgences – thrombose", elle ne termine pas son e-mail en cours, quitte tout. "Je ne suis jamais revenue." Pour elle, "la volonté est là des deux côtés pour remettre le bateau à flot, mais il manque le processus".

"Pendant mes quatre mois d’hospitalisation chronique, j’ai caché au maximum ma maladie pour ne surtout pas créer une sorte de désagrément pour mes clients, être un problème ou une inquiétude."
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Pierre
(prénom d'emprunt)

Pierre (1) avait la petite trentaine, lui aussi, quand la sentence d’un cancer hyper agressif est tombée. Il voit le médecin un lundi, passe des examens le mardi, est opéré le mercredi. Six mois auparavant, il avait quitté une grande boîte pour se lancer indépendant dans un tout autre secteur. En plein vol, la chimiothérapie le terrasse."Pendant mes quatre mois d’hospitalisation chronique, j’ai caché au maximum ma maladie pour ne surtout pas créer une sorte de désagrément pour mes clients, être un problème ou une inquiétude. Je travaillais de l’hôpital. Pour moi, travailler c’était sortir mentalement de cet univers, du pavillon des cancéreux. Travailler m’a totalement sauvé. Mais je n’ai eu aucun suivi, ni psychologique, ni nutritionnel, ni sportif, ni administratif. On vous relâche dans la nature, dans le néant, alors que vous n’êtes plus le quart, même pas le dixième de ce que vous étiez. J’étais hyper sportif, j’avais 30 ans, mais il n’y avait rien pour vous remettre en condition, pour vous aider à redevenir vous-même. Moi, je n’avais plus la même odeur. On ne se reconnaît plus. C’est très dur. J’aurais aimé avoir un accompagnement ponctuel dans les coups de déprime", explique-t-il.

"Démolie"

Un soutien psychologique a été proposé à Anne Bertrand, 55 ans. Mais son optimisme, son élan de vie et son empressement à rentrer chez elle – "ma valise était faite, mon mari m’attendait" – l’ont fait décliner la proposition. Tout allait bien dans sa vie. Depuis 27 ans, elle travaillait dans la même petite structure dédiée à la petite enfance. Elle coordonnait une équipe de quatre gardes-malades à domicile. L’ambiance était très bonne. Anne Bertrand était dans son élément. Il y a précisément un an, on lui enlève une tumeur au sein. Elle enchaîne avec la radiothérapie et doit suivre une hormonothérapie. "Les rayons ont pris fin début mai. Moi, je n’avais qu’une chose en tête: reprendre le travail. Mon équipe était en plan, je n’avais pas été remplacée."

À l’annonce de son cancer, sa directrice lui avait proposé de prendre un mi-temps médical à son retour. Trois mois après, changement radical de discours. "Quand je lui ai téléphoné pour organiser mon retour, elle m’a dit ‘non, tu reprendras quand tu seras bien, en état de travailler. On ne fait pas d’horaires à la carte, pas d’aménagement, tout le monde doit être sur un pied d’égalité.’ Ca m’a coupé le souffle. C’était un message très cinglant. Je ne m’y attendais pas du tout. Là, j’ai basculé. J’ai pensé qu’ils ne voulaient pas que je revienne. Ce manque de bienveillance dans un milieu social, dans une petite structure, m’a choqué. J’ai commencé à pleurer, pleurer. Cette histoire m’obsède, elle me réveille la nuit. Ca m’a démolie", raconte Anne Bertrand, dont la gaîté naturelle s’est parée d’un voile brumeux.

Un tremplin

Elle retourne au travail le 1er avril. Elle s’est trouvé une coach pour la guider et elle a demandé à son chirurgien le numéro de téléphone du psychologue. "Ca fait un an que je suis arrêtée, c’est tellement invraisemblable pour moi! À l’origine, je pensais faire mes rayons et retourner à la crèche après chaque séance. On est parfois à côté de ses pompes…"

À 33 ans, Mathieu (2) a failli y laisser sa peau. Mais c’est une mue qui s’est opérée. Depuis ses 22 ans, il travaille dans une très grande entreprise, un job exigeant avec énormément de pression et de stress. Il est absent huit mois, son moral s’enfonce, il ne s’habille même plus. Quand le médecin lui dit qu’il va pouvoir songer à reprendre, c’est un peu la panique. Dans son entreprise, il y a un programme pour les employés en détresse. Il contacte cette cellule qui lui dégote un psychologue expérimenté, habitué à intervenir pour les cadres en entreprise. "Avec lui, j’ai préparé mon retour d’un point de vue psychologique, pratique et relationnel. J’ai préparé ma réponse à la question qui m’inquiétait ‘tu as eu quoi?’. On a installé un cadre, des limites, on a établi un planning, on a fixé une date de retour deux mois dans le futur. Avant de revenir, je suis allé une fois une heure voir mon management. Une deuxième fois pour aller voir mes collègues sur le plateau, et une troisième pour que mon management direct me mette au jus. Quand la date fatidique est arrivée, je me sentais prêt. À 9h j’étais au boulot, à 9h05 j’étais plongé dans mon travail."

Un an après, on lui propose une promotion. Mathieu, qui gérait très mal son stress, est revenu en sachant faire la part des choses: le stress d’une entreprise est très relatif face au stress de vie ou de mort. "Ils m’ont dit: ‘tu fais de l’excellent travail, comme avant, mais avec, maintenant, distance et maturité. On investit dans toi.’ Et ils m’ont confié la gestion d’une équipe parce que, je cite, ‘avec tout ce que tu as vécu, on voit que tu as de l’empathie et c’est ce qu’on veut pour gérer une équipe’. "

"Après les opérations et les traitements, il y a une fatigue immense et une diminution des facultés cognitives. Je ne le savais pas. Je croyais que je devenais stupide."
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Magali Mertens

 

Le cas de Mathieu n’est pas le plus fréquent, mais il est révélateur: avec une bonne prise en charge, dans le respect de la personne, et avec une préparation en amont, le retour au travail après un cancer peut bien se passer, voire même ouvrir des champs tant pour l’employé que pour l’employeur. C’est précisément cette articulation-là que Magali Mertens veut huiler. Survivante, elle aussi, son retour au travail – qu’elle aimait et qui avait du sens – s’est pourtant soldé par une dépression. "Après les opérations et les traitements, il y a une fatigue immense et une diminution des facultés cognitives. Je ne le savais pas. Je croyais que je devenais stupide. Sans aucune information par rapport à ça, je n’ai pas pu anticiper. Il y a un tel manque d’informations sur l’après cancer!"

Alors elle se lance dans un blog pour rassembler données et conseils qui lui ont tant manqué. "Et peu à peu, je me rends compte que chez beaucoup des survivants, il y a des ressources qui ont été développées suite au cancer. Il y a de l’envie de vivre, bien sûr, il y a du sens, on peut développer une meilleure gestion du stress et des priorités, de l’empathie, de la créativité car, par la force des choses, il a fallu s’adapter, être créatif dans cette toute nouvelle situation. En somme, tout ce qu’on appelle les soft skills", explique Magali Mertens.

Elle se forme au coaching et lance, à l’automne dernier, Travail & Cancer pour accompagner et les individus en demande, et les entreprises qui savent encore peu comment réagir et aborder ces cas de figure. "Il s’agit notamment de donner aux managers quelques outils concrets pour faire face à un travailleur qui revient. En fait, quand la communication est là, ça va. Du côté du travailleur, il y a souvent l’envie de revenir. Elle est liée à l’envie de reprendre sa place dans la société, de ne pas être relégué comme malade chronique, comme victime. Dans mon coaching, je passe par la méthode des petits pas. On se projette, étape par étape. ça évite plein d’écueils, et de se prendre un mur. En évitant la dépression, le burn-out ou une nouvelle mise en arrêt, tout le monde est gagnant: l’employeur, l’employé, son entourage, la sécu", souligne la coach.




Comment vivre après le cancer | Rencontre avec Magali Mertens

 

Loin d’être marginal

Alors qu’un tiers des hommes et un quart des femmes seront touchés par un cancer avant leurs 75 ans, et qu’à l’heure actuelle il y a 55% de survivants, la question de leur réintégration n’est pas marginale. D’autant qu’en Europe, un tiers des survivants est en âge de travailler. Certains cancers, d’ailleurs, comme celui du sein, des testicules ou colorectal touchent de plus en plus de jeunes adultes. "60% des cancers surviennent après 60 ans. Donc 40% ont lieu pendant la carrière professionnelle, souligne Françoise Meunier, oncologue belge qui a dirigé l’Organisation européenne pour la recherche et le traitement du cancer pendant 25 ans et qui se consacre maintenant aux survivants (3). On s’est battu pendant 40 ans de médecine pour la survie des malades, il ne faut pas les laisser tomber maintenant qu’on les guérit. On a, aujourd’hui, des stratégies de traitements efficaces qui maintiennent une bonne qualité de vie. La société doit évoluer, elle aussi, et changer son regard. Il faut informer, éduquer, bien sûr, et passer par la législation éventuellement", éclaire-t-elle.

La Belgique a, comme de nombreux pays, un Plan Cancer, et, depuis le 1er décembre 2016 un "trajet de réintégration des travailleurs en incapacité de travail" qui a ses qualités et ses défauts. La plupart des grandes entreprises se penchent – depuis peu, mais avec grand intérêt – sur la réinsertion professionnelle après une absence de longue durée, suite à la fulgurante montée de cas de burn-out qui leur font perdre, souvent, de très bons éléments. "Clairement, c’est ce qui a joué dans mon entreprise, indique Barbara Lapthorn, conseillère en prévention spécialisée dans les aspects psychosociaux d’une grande entreprise. Ces absences de longue durée faisaient émerger plein de questions chez les managers, les RH, les collègues: est-ce qu’on peut le contacter?, Comment?, Que peut-on lui demander? Etc. On a eu beaucoup de réunions pour clarifier le sujet."

Dans les grands points d’attention qui ressortent, elle pointe la nécessité de préparer le retour pour ne pas revenir sans savoir quelle sera sa fonction ou l’adaptation de son poste. Côté employeur, il est fondamental que la prise en charge soit pluridisciplinaire: médecin du travail, hiérarchie, manager direct, CPAP, collègues, RH doivent être impliqués dans le respect, bien sûr, de la vie privée. Un "employee assistance program" (EAP) est aussi une pierre angulaire: des sociétés fournissent ce service de soutien psychologique.

Novartis, le plan

Chez Novartis, la réflexion va bon train. "Le burn-out est la problématique actuelle, mais il faut aller au-delà et prendre cela comme une opportunité d’intégrer toutes les absences de longue durée. Ce qui est délicat, c’est de standardiser un processus tout en tenant compte des spécificités de chaque cas", souligne Pierre Leman, Country Head HR. Parmi les leviers d’action, Novartis a instauré une politique de flexibilité du lieu et des horaires de travail, ainsi qu’une personnalisation du package salarial où, pour faire simple, il est possible de choisir entre plus de temps ou plus d’argent. En ce premier trimestre 2018, un nouveau rôle – endossé, après formation, par une personne des ressources humaines – est créé: celui d’"ability coach". Pensé comme un point de contact unique pour s’ouvrir de ses questionnements, entamer un dialogue, mais aussi pour distiller de la prévention.

Vouloir faire comme si rien n’avait eu lieu, tant côté employé qu’employeur, est vain. Pire, nocif. Il y a eu un bouleversement, la donne a changé. S’emparer du processus, le baliser, ouvrir le dialogue, préparer en amont le retour au travail, c’est activer les chances de réussite. L’entreprise y gagnera un employé plus mature, au sentiment de loyauté renforcé. L’individu, de la force et l’expression pleine de ses compétences.

(1) (2) Prénoms d’emprunt. (3) Les 1er et 2 mars 2018 a lieu à Bruxelles le 3e EORTC Cancer Survivorship Summit, un sommet consacré à l’après cancer pour que les survivants "ne paient pas deux fois". www.eortc.org/events

Conseils

Pour un retour réussi

Des pistes suggérées par Magali Mertens de Travail & Cancer.

Employé:

  • Vous êtes le seul expert de votre bien-être capable de sentir si le moment du retour au travail est arrivé, et si vous pourrez le faire à 100% ou avec un temps de travail aménagé. Partagez ce ressenti avec les professionnels de la santé qui marqueront la date de votre retour.
  • Ne vous surestimez pas, comme toute expérience traumatique, il faudra d’abord un temps pour soi, avant de pouvoir passer à l’étape du retour. Ne vous sous-estimez pas, les personnes qui ont traversé un cancer ont développé des compétences valorisables comme l’empathie, la gestion du stress et des priorités ou de la créativité dans la résolution de problème!
  • Communiquez. Les suppositions ne feront que le nid du stress, du doute, des fantasmes. Informez-vous auprès de votre employeur, de votre mutualité, de votre médecin pour prendre ensemble les décisions qui vous permettront un retour serein.

Employeur:

  • Apprenez à déconstruire les préjugés et tabous autour du cancer pour ensuite changer le regard de l’entreprise sur la maladie.
  • En accordant à votre employé malade l’attention dont il a besoin, non seulement vous construisez une relation de loyauté mutuelle, mais en plaçant l’humain au centre, vous allez fédérer l’ensemble de vos travailleurs autour de vos valeurs.
  • Investir sur une communication claire, c’est la clé d’un retour serein pour vous, pour le travailleur et pour ses collègues. En agissant en amont (sensibilisation, formation et accompagnement personnalisé si besoin), vous éviterez les écueils qu’un retour mal anticipé peut provoquer.